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-Un instant, j’arrive.

C'est mieux comme ça.

Il vous faudrait
quelques accessoires.

-Vous pouvez vous rhabiller.

Cette sensation de fatigue
est fréquente ?

-En ce moment, oui.

-Fatigue ou lassitude ?

-Des essoufflements ?

-Après un effort.

Courir derrière un autobus,

monter un escalier...

-Vos nuits sont paisibles ?

-À votre avis ?

-Comment va l'appétit ?

-Je me nourris.

-Mais l'envie n’est plus là ?

-Oui, c'est ça.

-Seulement pour la nourriture ?

-Pas seulement.

-Vous devriez prendre du repos.

Ou alors avancer
votre départ à la retraite. Hein ?

Bon. La tension est un peu élevée,
mais à votre âge…

Les bronches semblent encrassées.
Je prescris une radio des poumons.

En attendant,

je vais vous demander
un énorme sacrifice.

Il faudrait arrêter le tabac.

-Tchin, mon amour.
-À la tienne.

Hm, viens que je te présente.

-Une coupe ?
-C’est gentil, j'en ai déjà une.

-Robert !

Enchanté.
-Voici Jeanine. On parlait de toi.

-Enchantée, Robert.

-Voilà Jeanine.
-Félicitations. Vous êtes magnifiques.

-Mon chéri, tout va bien '?
-À merveille, mère.

On se revoit tout à l'heure.

-Ça sort d'où, cette robe '?
Je t'ai pas invitée.

Va faire du scandale ailleurs.
Tu veux me gâcher ma fête ?

-Non !
-Alors, pourquoi t'es là ?

-C'est fini ?
-Oui, elle s’en va.

-Tout de suite. Allez.
Je m'en occupe.

Tu veux quoi ? Hein ?

De l’argent ?

C'est ça ? Hein ?
On t’en a pas donné assez ?

Prends ça !
Allez, fous le camp !

-Oui, entrez.

-Y a rien à en tirer.

Lapointe va tenter la chansonnette.

-Avec ce gus,
ça peut durerjusqu’au matin.

-Je fais monter des sandwiches ?

-Oh, comme tu veux, Janvier,
mais moi, je rentre.

-Patron, s'il passe aux aveux ?
-Tu le descends au dépôt.

Police—secours, j'écoute.

Allô ?

Allô ?

-Allô ?

Fermez—lui les yeux.

-Rien sur elle
qui permette de l’identifier.

Elle a reçu
plusieurs coups de couteau.

L'arme n'a pas encore été trouvée.
On passe le secteur au crible.

-Qui a appelé Police—secours ?
-On sait pas.

Il ou elle a brisé la glace
sans dire un mot.

-Commence
par une enquête de voisinage.

Le parquet est prévenu '?

-On s’en occupe.

-T'as dîné, au moins ?

-Oh, je sais plus.

Rendors-toi, va.

-Bonne nuit.

-Bonne nuit.

Je le prendrai dehors.

-Ça va ?

-Oui.

-Va pas prendre froid.
-Non, tout va bien.

Voilà.

Commissaire Maigret ?

C'est moi, le témoin.

Votre inspecteur m'a dit
de venir vous voir.

J'habite au 5, là,
juste en face du square.

Vers minuit et quelques,
je venais de me coucher

etj'ai entendu une auto s’arrêter.

Une belle cylindrée,
d'après le bruit du moteur.

Puis deux portières,
ouvertes, refermées,

et le coffre aussi.

L'auto est repartie, je dirais...

cinq à dix minutes après.

Voilà.

Pauvre fille.

Si jeune.

-La victime de sexe féminin,
de race blanche, était mineure,

âgée de 20 ans tout au plus.

En bonne santé, mais sous-alimentée.

On relève 5 plaies par arme blanche,

au niveau du thorax et de l’abdomen.

D'après leur profondeur, il s'agit
d'un couteau à trancher ou à découper.

L’agresseur est sans doute gaucher,
étant donné l’angle des incisions.

Les coups ont été donnés de manière
désordonnée, à bout portant.

Ils ont apparemment causé le décès.
-"Apparemment" ?

-Rupture des cervicales
et morbidité pulmonaire.

J'ai demandé
des examens complémentaires.

Le corps ne comporte
ni traces ni empreintes exogènes.

-Elle serait morte à quelle heure ?

-Pas facile à établir.

L'estomac est quasi vide.

Probablement entre 22 h et minuit.

Avant minuit, en tout cas.

-Un passant,
peut-être le meurtrier lui-même,

a prévenu Police-secours

à 00h33.

-Rien n’atteste
que l'agression a eu lieu sur place.

Les lividités diffèrent
de la position du corps.

-Ça veut dire

qu'il a été déplacé
ou transporté après le décès.

Exactement.

Vous aviez commencé des études
de médecine. Pourquoi avoir arrêté ?

-Pour gagner ma croûte.

-Dans la police ?

-Ça ou autre chose... C’est le hasard.

-J'ai découvert
une fibre de tissu blanc

accrochée
à un ongle dela main gauche.

Peut-être un drap qui aurait servi
à envelopper le corps. C’est pas tout.

Elle avait absorbé
une bonne dose d’un alcool fort.

Elle était en état d’ébriété avancé.

-Vu le quartier,
ça pouvait être une entraîneuse.

Ce genre de fille ne boit pas,

elle fait boire.

-Le genre qui couche
avec des clients ?

-Qui couche plus ou moins.

-Elle n'était plus vierge.

Mais avant le décès,
elle n'a eu aucun rapport sexuel,

ni contraint, ni consenti.

-J'aimerais la voir.

-Si vous voulez,
mais elle est pas refermée.

Vous fumez plus la pipe.

Comment vous sentez—vous ?

-Tout nu.

Ça va mieux, mon petit?

Excusez—moi, l’odeur, ça m’a...

-Tu t'y feras, va.

-J'ai eu Janvier.
Dans les commissariats,

aucun avis de disparition
ne correspond. Ni dans les journaux.

Lucas s’occupe des boîtes
et des bars du quartier.

-Concentre-toi sur les chauffeurs
de taxi, sur ceux qui font la nuit.

-On va où '?
-Au Quai.

Et l'arme du crime ?
-On n'a rien trouvé.

Doucement, tu vas éclater la bruyère.

-J'ai pensé à quelque chose.

-Vous vous rappelez
le tueur de dames de Monceau ?

-Alors ?
-On l'a jamais pincé.

-Non.
Monceau,

c'est pas loin des Batignolles.

-Comment il tuait ses victimes '?
-Étranglées avec un fil de fer.

-Et là '?

-Là, non.

Mais il aurait pu vouloir
changer de méthode…

-Ses effets n'ont pas parlé.

Pas d'empreintes
ou de poussières exploitables. Son sac

ne contenait quasi rien. Un mouchoir,
un rouge à lèvres bon marché.

Ses sous-vêtements aussi sont
ordinaires, Uniprix ou autre.

Les boucles d'oreilles,
des perles de pacotille.

Ses chaussures sont
de meilleure facture, mais usées.

Tout ça ne colle pas
avec la robe du soir.

-Pourquoi ?
-Car là, on change de catégorie.

Haute couture,

signée d'une grande maison,
ça doit valoir une petite fortune.

-C'est bien d'une création
de notre maison. "Rêve d’un soir".

Un modèle d’avant-guerre.

La collection hiver de 1937.

-1937…

-Quelle tristesse de l’avoir abîmée !
-Si c'était que la robe !

Vous sauriez qui l’avait commandée '?

-Elle avait connu un beau succès.

Impossible de retrouver
chacune de nos clientes.

Ou alors
d’après les mesures de celle—ci,

notre première d'atelier
s’en serait souvenu.

-Je pourrais lui parler ?
-Hélas, elle est décédée.

Un mois après son départ

à la retraite,
vous vous rendez compte ?

-Ouvre. Mais tu risques d’être déçue.

Pourquoi une fille de 20 ans
porterait-elle une robe

qui aurait pu appartenir à sa mère ?
-Quelle fille ?

-Justement, je sais pas.
Je sais rien d'elle. Rien.

Même pas son nom.

-J'ai fait du fricandeau
à l’oseille, ça te va ?

-Une lichette. J’ai pas faim.

-Tu te souviens de notre première
rencontre ? Ce raout dansant ?

"Tenue de soirée exigée".

J'étais dans mes petits souliers,
c’est vrai.

Quand je t'ai vu avec ton mauvais
costume et ta cravate de travers,

je me suis dit : "En voilà un
au moins aussi empoté que moi."

Eh ben,

ma jolie robe bleue, je l'avais louée.
Y a des boutiques pour ça.

Comme pour les smokings.

-Pourquoi elle aurait loué une robe ?

-Ben ça, commissaire...

-Quelle horreur.

Votre inspecteur ne m'avait rien dit.

-On n’annonce pas
ce genre de nouvelles par téléphone.

-Comment elle s’appelait ?
-J'allais vous le demander.

-J'ai oublié de lui demander.

Elle était pressée.

Il lui fallait une robe de soirée,
comme si sa vie en dépendait.

Pardon.

Dans ce quartier,
les clientes de dernière minute sont

des artistes ou des filles
qui ont enlevé un micheton.

-Elle aurait pu ?
-Elle ? Non, vraiment pas.

Elle était si fragile.

Un oiseau tombé du nid.

-Elle allait où, avec cette robe ?

Apparemment,
elle espérait retrouver quelqu’un.

Quelqu’un ?

-Une personne qui pourrait l’aider.

Matériellement, en tout cas.

Elle n'avait même pas
de quoi payer la location.

Elle m'avait laissé ses affaires.

Elle devait les reprendre
en rapportant la robe.

Je l'ai attendue le lendemain,

mais…

-Vous êtes l'une des dernières
à l'avoir vue vivante.

-J'aurais aimé la revoir vivante.

-Comment était—elle ?

-Jolie, très jolie.
La peau pâle, brune avec une frange.

-Je voulais dire…
Ce qui se dégageait d’elle ?

-Elle avait l’air perdue. Pas d’ici.

La fille de nulle part.

Et elle avait
ce geste adorable de tortiller

ses cheveux, comme une enfant
qui a peur de se faire gronder.

Ces filles—là,

elles débarquent de leur province,

rêvent d'une carrière artistique,
de faire un beau mariage

et finissent employées de maison,

quand ce n'est pas d'un autre genre
de maison ou sur le trottoir.

-Trocadéro 08-40 ?

Madame, bonjour.

Mademoiselle, pardon.

Pourriez-vous m'indiquer votre nom ?

C'est moi qui vous appelle, oui.

Je vais vous le dire,
mais j'ai d'abord besoin de... Allô ?

-Drôlement bon !
En plus, j'avais rudement faim.

Vous, vous mangez pas ?

-Jamais en buvant.

Je te sers du Pouilly, Betty ? Tiens.
-Je veux bien goûter.

-Voilà.

C'est pas commun, Betty.

-Mon vrai nom, c'est Marie.
J'avais envie de changer.

-Tu es d'où ?

-Romans-sur—lsère.

-Oh, je connais.

-Sans rire ?

-Pays de la chaussure.

-Oui. Mes parents marnent
tous les deux à la fabrique.

J'avais ma place toute chaude,
mais faire des godasses toute la vie,

non merci.

J’avais qu'un rêve : monter à Paris.

"On verra à ta majorité",
disait mon père, alors...

Je me suis barrée. Le matin
de mes 21 ans, j'ai pris le train.

-Sans prévenir tes parents ?

-Ni eux ni personne.

-Si j'étais ton père,
je me demanderais où tu es,

ce que tu fais la journée,

de quoi tu vis, qui tu fréquentes.

Pourquoi tu donnes pas de nouvelles '?
-Vous avez de ces questions !

-On me le dit parfois, oui.

Qu'espérais—tu en venant à Paris ?

-Être libre,

faire ce que je voulais, rencontrer
des gens intéressants, lire,

visiter les musées.
-Voler dans les magasins '?

-Ça vous intéresse
que je vous raconte ma vie ?

-Ça m’aide un peu à comprendre.

-Comprendre quoi ?

-Une fille comme toi.

-Hm. Des filles comme moi,
y en a des paquets à Paris.

Des âmes en peine qui tourneboulent.
Je les repère de loin, je les plains.

Je prendrais bien du dessert.

-La Tatin est très bien.

-On partage, alors ?
-Non, j'aime pas les sucreries.

Lejeune fille prendra la Tatin.

-Et vous, toujours rien ?

-Non merci, Arlette.

-Vous ne couveriez rien, commissaire ?

Commissaire… de police ?

-Maigret, brigade criminelle,
36 quai des Orfèvres.

Quelqu’un a voulu faire disparaître
cette jeune fille inconnue.

Mais elle a forcément laissé
des traces, là, quelque part,

même ténues.

Comme ces loupiotes qui clignotent.

Le crime à toute heure
du jour et de la nuit.

Il faut se protéger.
Ne pas être insensible,

mais garder la bonne distance
pour tenter de comprendre.

À la longue, c’est obligé,
tu te forges une carapace et un jour,

au détour d'une affaire banale,
va savoir pourquoi,

t'es touché par un détail,

un motif de papier peint,

un jouet en peluche,
une phrase, un regard...

Et alors, toutes tes certitudes
s'effondrent d’un coup.

Tu redeviens un petit enfant
qui a peur dans le noir.

-Les dépositions à signer pour le juge
du parquet. Il en a besoin

pour déférer.

Je vous les laisse.

On a fini par localiser la pharmacie.

Le flacon,
dans le sac de l'inconnue.

Lapointe s’y rend,
il vous fera un topo.

-Non, j'y vais, moi.

-Oui, je n’ai pas noté son nom,
mais elle n'avait pas de prescription.

C'est un dérivé du laudanum,
assez puissant.

J’avais pas le droit de lui délivrer.
-Vous l’avez fait.

-Je l'avais croisée dans le quartier.

Elle avait toujours l’air...
Je sais pas.

-Perdue ?
-Perdue, oui.

Un soir, elle est venue ici,
elle souffrait.

-De quoi ?

-lnsomnie, nervosité, anxiété.

Elle est revenue renouveler
le produit et je ne l’ai plus vue.

C'est sans doute qu’elle va mieux.

-Sans doute. Ce médicament
est-il compatible avec l'alcool ?

-Non, à éviter,
ça amplifie les effets secondaires.

Somnolence, perte d'équilibre...

-Vous lui aviez recommandé
de ne pas boire ?

-Une fille si jeune,
je ne pensais pas…

Elle n'a rien fait de mal, j'espère '?
-Elle, non.

Vous disiez
qu'elle vivait dans le quartier ?

Bien. Merci.

-Je vous en prie.

-Des jeunes filles, ça manque pas.
J’ai 5 escaliers,

3 appartements par étage,
sans compter les chambres de bonne.

-Elle dort mal, elle se lève
sûrement tard, elle se nourrit peu.

Elle doit pas sortir
souvent faire des courses.

C'est une fille qui a l’air triste.
Le genre que personne ne remarque.

Elle habite sans doute seule.

Elle tortille ses cheveux,
avec un doigt comme ça.

-Ça pourrait être
la petite qui habite au 6e D.

Je connais même pas son nom.
-Vous non plus ?

-Ben, non.
Elle reçoit jamais de courrier.

Et c’est pas elle au départ
qui avait loué la chambre.

Si ça se trouve,
elle est là-haut en ce moment.

-Et vous avez
un double dela clé ?

-Euh, oui.

J'avais pas prévu
de me taper les 6 étages.

-Ça tombe bien,
j'ai pas besoin de vous.

-La gamine qui vivait là est partie ?
-Oui.

-Vous êtes le propriétaire ?

Des fois, je l'entendais

pleurer derrière la cloison.

Même quand elle pleurait pas,
elle semblait triste.

-Je vous remercie.
-À votre service.

Félicie Bonnec,
l'employée des Gaullier, au 2e.

-Vous m’avez pas dit
ce que vous lui vouliez.

-Non, je vous l'ai pas dit.

Elle est morte, assassinée.

-C'est pas possible !

Là-haut ?
-Non, pas là-haut.

Elle était liée à quelqu'un
dans l’immeuble, un voisin ?

-Elle ? Pensez—vous !

Toujours seule.

Seule et renfermée.

-Qui avait loué la chambre
au départ ?

-Une autre fille, Jeanine.

Celle-là sortait souvent
et ça cocotait le parfum.

Qu'on lui payait,
si vous me comprenez.

Avec elle,
je donnais le cordon la nuit.

Elle est partie en laissant l'autre
ici. Elle payait plus son loyer.

La morte. On allait l’expulser.

-Ben, c'est chose faite.

La première locataire,
cette Jeanine, vous l’avez revue ?

-Elle vient récupérer son courrier
de temps à autre.

-Patron, c'est Janvier.

J'ai trouvé l'abonné du numéro que
vous m'avez donné. Trocadéro 08-40.

Il s'agit de Jeanine Arménieu.

Il semblerait qu'elle travaille sur
un film aux studios de Billancourt.

-Vous fatiguez pas, c'est du décor.

Tout est faux ici.

J'ai rendez-vous avec vous '?

-Jeanine Arménieu ?

-lci, je suis Nadine d'Amy.

Pardon,
j'étais aux essayages pour un film.

-C’est vous, la vedette ?
-Oh, non.

Je joue les utilités. La secrétaire
qui tape la lettre du patron

et qui parfois se tape le patron.
La soubrette qui ouvre la porte.

-La fausse porte.

-Vous allez au cinéma, commissaire ?

-Ça m’arrive,
pour me changer les idées.

-Alors, vous ne voyez pas
de films policiers ?

-Les poursuites, les bagarres,

le suspect tabassé à coups
de bottin pour le faire parler, non…

J’ai du mal à y croire.

-Comment vous faites
pour qu'ils parlent, vos suspects ?

-Rien, je les écoute.

-Venez,
on sera plus tranquilles à côté.

Du toc, ça aussi.

Une découverte, ça s’appelle.

-Une découverte…

-Alors, dites—moi.

-Vous habitez bien
square de l'Alboni, numéro 3 ?

-Oui, pourquoi ?

-À quelle adresse, précédemment?

-71 rue Crubellier,
17e arrondissement.

-Seule ?

-Oui, enfin, non. Avec une camarade.

-Artiste, elle aussi ?

-Pas du tout. Je l'ai connue
dans le train en montant à Paris.

Elle savait pas où loger,
je l'ai dépannée.

-Son nom ?

-Elle s'appelait Louise.
Louise Louvière.

-Louise Louvière.

Pourquoi avez-vous dit
"Elle s’appelait" ?

-Parce que... je la vois plus.
Je sais pas ce qu’elle est devenue.

-On l’a retrouvée morte
dans la nuit de samedi,

square des Batignolles.
-Oh mon Dieu !

Je vous demande pardon.

Elle est morte de quoi '?

-Pas de mort naturelle, en tout cas.

Vous connaissez son âge ?

-Pas précisément.
À peine vingt ans, j’dirais.

-Elle avait des papiers ?

-Aucune idée.
Elle a dit être orpheline.

Née de père inconnu.
Elle aurait voulu le retrouver.

-Mais alors... Louvière ?

-Le nom de sa mère.
Morte quand Louise était petite.

Elle a été élevée
chez les bonnes sœurs puis placée.

On la maltraitait, elle s'est enfuie.

On s'est connues comme ça.
-Pourquoi allait-elle à Paris ?

-Ça, je me le demande.

La plupart du temps,
elle restait dans sa chambre.

Comme si elle avait peur de sortir.

Pauvre Louise.

Je lui ai trouvé un travail ici,
au studio.

Doublure-lumière.
Pour les réglages avant une scène.

Elle remplace la vedette.

Elle lui ressemble,
mais c'est pas elle.

Elle a fait aussi figurante
dans Vous dansez, mademoiselle ?

Oh, pas un chef d'œuvre.

-Vous venez faire quoi à Paris ?

-Moi ?
-Oui.

-Réu35ir.

-À part vous, elle avait des amis ?
Personne, que je sache.

-Un petit ami ?
-Oh, encore moins.

-Kaplan, ça vous dit quelque chose ?
-Non, rien.

Mais on était pas vraiment amies.
On était trop différentes.

Son cafard me sapait
toujours le moral.

Je lui ai laissé la chambre.
-Y a combien de temps ?

-3 mois, environ. Ensuite,
elle m'a téléphoné 2-3 fois.

La dernière,
elle m'a énervée avec ses jérémiades.

Je l'avais abandonnée, j'étais
sa seule amie, elle était malheureuse.

Je lui ai raccroché au nez.
-Ça vous arrive souvent, on dirait.

Trocadéro 08—40 ?

Désolée,
je savais pas qui vous étiez.

-Hm, hm.

-Alors, Louvière Louise.

Rien. Fichée nulle part.

J'en ai bien une condamnée pour
infanticide, mais c’était en 1892.

-Et Arménieu Jeanine ?

-Rien non plus. À part peccadille
récemment, sous son nom d'artiste.

Tapage à la sortie dela Calavados,
une boîte des Champs-Elysées.

-Bien, bien.

-Mes papiers sont en règle.

-Non, je suis pas venu pour ça.
Parlez—moi de cette jeune fille.

-Quelle jeune fille ?

-Louise. Louise Louvière.

-Elle a disparu, n’est-ce pas '?

-En effet. Vous la connaissiez '?
Naturellement.

Quand j'ai signalé sa disparition
à vos collègues, ils m'ont dit:

"Bizarre de rechercher quelqu’un
quand on est soi-même recherché."

Alors, j'ai mis
un avis dans le journal.

"Recherche jeune fille,
manteau de sport marron,

“pull—over bleu,
jupe beige, chaussures noires."

-Cette fille que vous recherchiez,
elle s’appelait comment ?

-Euh…
-Louise Louvière ?

-Louise.

Loulou. Lulu.

Il chante en yiddish.

Moi, je l’appelais Ida.

Comme la Ida de l'histoire
de ma grand-mère quand j'étais enfant,

à Vilnius.

Vous connaissez Vilnius,

M. le commissaire ?
-Non, je ne connais pas.

-Ça m’étonne pas,
la ville a changé de nom si souvent.

Vilnius, Wilno, Vilna...

Tous les gens que j'ai connus
là-bas ont disparu.

Y a plus que des esprits
errant parmi les ruines.

Alors, le nom, vous savez...

Quelle importance '?

-Louise,
c'était quelqu'un de votre famille ?

-Ma famille ?

Ici aussi, ils ont tous disparu.

Plus personne.

Je suis le seul survivant. Le seul.

Vous voulez voir mes papiers ?
-Non.

Elle était venue vous voir ?

-Qui ça ?

-Louise.

-Quand ça ?

-Je sais pas. Récemment.

-Oh, non, non.

Je l'attends depuis si longtemps.

Elle a disparu un soir
pendant le couvre-feu,

elle estjamais revenue.

-Je crois pas que nous parlions
dela même personne. Non.

Désolé de vous avoir dérangé.

-Quand on perd son enfant,
on perd tout.

Il n’y a plus rien, vous savez.

Plus que la nuit.

-Je sais, M. Kaplan.

Je sais.

C'est moi. Ne m'attends pas
pour dîner ni pour te coucher.

Ça va dépendre. Je sais pas encore.

-Patron ?

Ça va ? Vous m'entendez ?
Patron ?

On a du nouveau.
Pour la petite Louise.

-Je l'ai remarquée rue Blanche.

Elle marchait vite, mais pas droit.

Elle avait beau être sapée
comme une princesse,

elle faisait peine à voir.

Elle a fini par accepter de monter.

Faut dire
qu’elle allait pas à la porte à côté.

Je vous ai déjà chargé, commissaire.
Vous vous rappelez ?

-Non.

-Vous aviez arrêté
cette femme du monde

qui avait assassiné son mari
à La Muette.

Ça m'étonnait de vous voir en taxi.
Vous avez dit ne pas avoir le permis.

-Continuez à me parler d’elle.

-Ben, elle justement,
elle parlait pas beaucoup.

Elle était nerveuse,

même inquiète.

Comme si elle avait peur.

Je lui ai pas compté la course.
Elle avait pas de sous.

J'ai attendu qu'elle soit
à l'intérieur etje suis reparti.

-Une jeune fille brune,
en robe du soir, couleur ivoire.

Arrivée tardivement, vers 22h30.

-Désolé, j’étais pris par le service.
Je n’ai pas fait attention.

-Après la réception,
vous manquait-il une nappe blanche ?

Je ne saurais vous dire.

Mais de l'argenterie, oui. Les clients
ne peuvent pas s’en empêcher.

-Merci.

-J'ai pas bougé de mon vestiaire.

Je me souviens pas
l'avoir vue arriver.

Mais avec le va-et-vient
des clients aux toilettes...

-Oui ?
Commissaire.

-L’invitation à la réception.
-Merci.

"Mme Arnaud Clermont—Valois,
M. et Mme Pierre Arménieu..."

Bonsoir.

-La voiture de Laurent, mon fiancé.
C’est grâce à lui si je travaille ici.

Il est dans les affaires.
-Moi aussi.

Un autre genre d'affaires.

-Nous n'avions pas rendez-vous,
sauf erreur ?

-Savez—vous où votre amie Louise
s'est rendue le soir de sa mort ?

-Comment je le saurais ?

-Elle est allée
à la réception de vos fiançailles.

Vous avez omis de m'en parler
la dernière fois.

-Si elle était à la réception,

pourquoi je vous l'aurais caché ?
-Ben oui.

Justement. Pourquoi ?

-Je l'avais pas revue depuis des mois.
Je ne sais rien. Laissez—moi !

Pardon, vous m’annoncez des choses
tellement... Je l’avais pas invitée.

Je lui ai pas envoyé de faire-part.
-ll n'a pas été publié ?

-Si. Elle a pu le voir.
Mais delà à...

-Nous avons un témoin, un chauffeur

de taxi qui l’a déposée.

-Un taxi ?
Elle se refusait rien, la pauvresse.

Flûte, j’ai filé mon bas.

Elle a dû renoncer à entrer

par timidité
ou par crainte de s’imposer.

Elle est sûrement repartie,

seule dans la nuit et elle aura fait
une mauvaise rencontre.

-Je vous remercie pour votre aide.

-Allez—y.
-Ah oui…

J'oubliais. Je dois vous convoquer

à l'institut médico-légal.
-C’est quoi ?

-Ce qu'on appelait la morgue, avant.

Seule vous pouvez reconnaître le corps
sinon on va pas pouvoir l'enterrer.

-L'enterrer ?

-Elle a droit à une sépulture.

-Bien sûr, mais pourquoi moi ?

-Elle n'avait ni famille ni amis,
vous le savez. Elle avait que vous.

-Viens par ici, viens !

Vas—y, vite !

Arrête, calme-toi !
-Lâche-moi !

-Je la tiens.
Vas—y, appelle les flics. Viens !

-Tu faisais quoi là ?

T'as nulle part où loger ?

On décampe carje suis
de la police et là, on invoque

mon nom pour sortir
d'une mauvaise passe. Une de plus.

-Vous mettrez ça dans votre rapport '?
"Mauvaise, perverse, diabolique."

-C'est ça.
Puis on va te mener au dépôt.

La toise, les empreintes,
la photo de face, de profil,

la fouille au corps,

avant de te boucler dans une cellule
humide et pouilleuse.

En compagnie des rats.

Pour quelle raison je devrais étouffer
cette plainte pour effraction ?

-Je sais pas.

Je peux aussi être gentille.

Ça vous plairait
que je sois gentille ?

-Patron,
le juge d'instruction veut vous voir.

-Plus tard.

-C’est à qui ?

-Elle est partie.
-Et si elle revient ?

-Elle reviendra pas.

Si quelqu'un la demande,
tu me préviens.

Je te laisse la clé, tiens.

-Vous partez déjà '?
-Oui.

-Pourquoi vous faites ça pour moi ?

-C'est pas pour toi que je le fais.

Pour le loyer d'avance.
-Ça ira.

-Je vous demande de rester discrète.

-Compris !
Je vais bien vous le surveiller.

-Je vous ai demandé ça ?

-Monsieur ?
Commissaire Maigret. Je suis attendu

par M. Laurent.
Laurent Clermont-Valois.

-Vous n’avez pas vu ma sacoche ?
-Non, M. Laurent.

-Mère,

je ne trouve plus

ma sacoche.
-À sa place habituelle,

mon chéri.

-Elle le range toujours
dans un endroit impossible.

Comme si
elle voulait pas j'aille au bureau.

Elle cachait mon cartable d'écolier
et elle appelait le directeur

pour me porter malade.

-Louise Louvière
était une amie de votre fiancée.

-On n'a pas les mêmes fréquentations.

On n'est pas du même monde,
puisqu'il faut tout vous dire.

-Mais vous vous êtes fiancés.

-Vous en déduirez
que Jeanine a d'autres qualités.

-J'imagine.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?

-Ça vous regarde ?
Dans une boîte

de nuit. C'est tout ?

-Cette amie de votre fiancée,
Louise Louvière.

Louise Louvière,

vous l’auriez reconnue
parmi les invités à vos fiançailles ?

-Comment '? Je ne l’ai jamais vue.

-Ah, très juste.

Mais votre fiancée
aurait pu vous la présenter.

-Non. Dites-moi quoi il s'agit sans
tourner davantage autour du pot !

-Votre fiancée ne vous a rien dit?

-À propos de quoi ?

-Je reviens.

J'ai un conseil d’administration.

Je vous fais raccompagner ?
-Je vais rester un peu.

-L'homme pressé. Comme son père.

-Ainsi, vous vivez chez votre fils ?
-Non.

Mon fils habite chez moi.

Dans cette maison
qu’il va quitter pour se marier.

-La fiancée est
un beau brin de fille.

-Oh, si vous le dites.
Mais tellement commune.

Avant, on ne confondait pas
les épouses et les danseuses.

Mon mari multipliait les passades
avec des filles de cabaret,

des entraîneuses...

Pendant 25 ans, j’ai enduré ça.

-Vous faisiez chambre à part ?

Madame, je ne suis pas votre ennemi.

Mon devoir est de chercher la vérité.

J'espère la découvrir
en faisant le moins de mal possible.

-Je n'ai jamais aimé mon mari
et il me le rendait bien.

-Vous n’avez pas songé
à demander le divorce ?

-Je voulais rester
Mme Arnaud Clermont—Valois.

Je le suis encore.
Après l'avoir enterré.

Lors de la cérémonie, j’ai dit
qu'il avait été un époux merveilleux

et un père admirable.

-Pardon.
Maître Delaunay au téléphone.

-Allô ?

Oui.

Non, je ne sais pas.

Nous en parlerons tout à l'heure.

Oh, vous êtes adorable. Moi aussi.

À ce soir.

Nous en étions où '?

-Les danseuses.

Pour la vie privée aussi,
le fils tient

du père ?

-Laurent, non, n’est pas un coureur.
Lui, c'est autre chose.

Plus compliqué, disons.

Pour autant,
je ne le vois pas tuer quelqu'un.

-Vous savez, l'auteur d'un crime
ne se voit jamais tuer quelqu’un.

Mais il éprouve soudain
le besoin de s'affirmer, d'exister.

Et pour exister,
il met fin à l'existence d'un autre.

Vous êtes informée
de ce qui est arrivé à cette fille,

contrairement à votre fils
ou à ce qu'il prétend.

-Le soir de la réception,
le chauffeur travaillait pas.

On lui avait donné congé
pour les fiançailles.

-Qui conduisait la voiture, alors ?
-Le fiancé lui-même.

J'en ai profité
pour cuisiner la bonne.

Les habits du fiancé
ont été nettoyés chez le teinturier.

Rien à attendre de ce côté-là.

Et vous ?
-Chou blanc. Ou presque.

Clermont-Valois
Laurent Arnaud Charles,

fiché pour des affaires de mœurs.

Attouchements sur une employée
de maison, étant mineur.

Plus tard, pratiques déviantes
imposées à deux secrétaires.

-Déviantes ?
-Un fétichisme, sans précision.

Classé sans suite.
La mère a dédommagé les victimes.

-Patron ? Le vieux singe vous réclame.

-Encore ?

-T'en es où, avec les invités ?

-On les contacte, mais personne
ne se souvient de la fille.

-Tiens. Merci.

-Le discus red pigeon.

Il a le palais très délicat.

Je viens de l'acquérir,
quai de La Mégisserie.

Une rareté aquariophile.

On le trouve dans un archipel
dela mer du Japon.

-Et maintenant,
il barbote au bord de la Seine.

-Eh oui, comme nous.

Oh, il finira par s'habituer.
Si les autres le laissent vivre.

Vous avez des animaux chez vous,
Maigret ?

-Uniquement dans mon assiette.
-Pour instruire

l'affaire,
je manque d'éléments probants.

-Moi aussi, M. le juge.

Les témoins qui ont connu la victime
se souviennent plus d’elle

ou préfèrent l'avoir oubliée.
Laissez-moi un peu de temps.

-Vous auriez pu me dire que le fils
Clermont—Valois était impliqué.

-Parce que je l'ignorais.
-ll s’agit

d'une personnalité sensible.
-Non.

-Quoi, non ?

-Qualifier ce garçon de "sensible".
Il donne l'impression du contraire.

-Vous pensez vraiment que
Clermont—Valois aurait pu la tuer ?

-Je ne crois rien, M. le juge.

Jamais rien.

J’évite même de penser.

-Alors, comment ?

-Je me méfie des évidences.

-Non, ni pipe

ni cigare ici, mes poissons
ne le supportent pas, vous le savez !

-Je sais,

mais "ceci n’est pas une pipe".

C'est de l'humour belge.
J'essayais de détendre l'atmosphère.

-Vous êtes le premier à les voir.
Je viens de finir les tirages.

Vous cherchez qui ?

Elle.

Vous avez une loupe '?

Merci.

Les tirages sont dans l'ordre ?

-Du déroulement de la soirée, oui.
-Hm.

-Ah, vous étiez là ?

Vous êtes pas superstitieuse.

-Non, pourquoi ?

-Comme ça, vous lui ressemblez.

-A qui ?

-Celle avant vous.
Elle est morte, assassinée.

Il vous l'a pas dit,
votre ami le commissaire ?

-J'essaie de ranger la petite chambre.
À force d'accumuler, on étouffe.

Je peux jeter
ta pile de vieux journaux ?

Et si on sortait
tous les deux ce soir ?

-Pas très envie.

Tu m’en veux '?

-Ben non, bien sûr.

De quoi tu as envie ?

-De rien.

Même plus de fumer,

hélas.

Qu'est-ce que t’as en ce moment ?
Qu'est-ce que j’aurais ?

-Je sais pas. T'es plus toi.

-Alors, qui ?

Quelqu’un d'autre.

-C'est elle.

-On peut vous déposer quelque part ?

-N'importe où.

-Je vous attendais pas.

-Je passais dans le coin.

-Vous faites toujours la tête.

-C'est ma tête.

C'est quoi, cette robe ?

-Elle était à ma taille,
n'en faites pas un plat.

-Enlève ça, vite.

-J'enlève quoi d'autre ?

Vous gardez toujours votre armure ?

La morte aussi, vous la logiez ici ?

Vous l’aimiez.
Et elle vous a plaqué. C'est ça ?

-Vous préférez pas une bière
avec le jambon-beurre ?

-Si. Mais quand je commence
une enquête au blanc,

je la continue au blanc.

Y a des enquêtes au blanc,
comme au calva ou à la bière.

Elle, je l'ai commencée au blanc.

Casse-croûte ?
-Les sandwiches, j’ai eu mon compte.

À force de faire le pied
de grue du matin au soir.

-Alors, on t'écoute.

-Lui passe ses journées
à son bureau,

il en sort
pour déjeuner avec des clients.

Elle tourne un film à Billancourt.
Ils se retrouvent le soir, tard.

Restaurant, boîte de nuit…

Un dernier verre chez elle,
en couple avec ou avec des amis

et monsieur rentre sagement
dormir chez maman.

-T'es allé chez la fiancée '?

-Elle m'a laissé
entrer quelques instants.

-T'as fait le coup
du représentant en aspirateurs ?

-Non, en police d'assurance.

-Police, bien sûr.

-C'est un grand appartement
que lui loue son fiancé.

À moitié vide, bizarrement.
Les volets sont toujours fermés.

Même la journée.

-Non, le point aveugle,
c'est leur lien avec Louise.

-Vous voulez pas le faire suivre ?

-Une fois à ma nouvelle adresse
avec mon futur mari.

-Ah bon '? Tous mes vœux de bonheur.

-Merci.

Mademoiselle,

je vous offre un café ?
-Si vous voulez.

-J’avais une amie comme vous.
-Comme moi ?

-Dans votre genre.

-Et c'est quoi, mon genre ?

Bon genre ou mauvais genre ?

-Je peux vous offrir une cigarette ?
-Non merci.

-Vous cherchez du travail ?

-Alors, commissaire, en est fâchés ?

Non ?

Ça me rassure
que vous soyez pas fâché.

Je connais personne d'autre
que vous à Paris. Vous me croyez ?

-T'es assez grande,
tu fais ce que tu veux.

Ma première enquête, c’était là.

Une noyée dont on savait rien.

Les journaux l'avaient appelée
"L'inconnue de la Seine".

-C’estjoli.
-Non, c'était pas joli, crois-moi.

Après plusieurs semaines
au fond de l'eau.

Je pensais plus qu’à elle.

Même la nuit dans mes rêves
ou plutôt mes cauchemars.

-Comme Ulysse.

Dans L’Odyssée .

Il est envoûté par les sirènes
qui l’attirent au fond de la mer.

Le loyer, je compte vous le rembourser
dès j'aurai trouvé une bonne place.

Une fille veut
me faire rencontrer quelqu'un.

Son fiancé.
Il aurait un travail a m'offrir.

C'est drôle. Cette femme connaissait
la fille qui habitait ma chambre.

Elle s’appelle...

-Jeanine ?

-Non, Nadine.

-C’est elle, c'est la même.
Tu lui as parlé de moi ?

-Pourquoi je l'aurais fait ?

-Elle t’a parlé de moi ?
-Non plus.

-Où est votre rendez—vous ?

-Chez elle.
Elle doit me récupérer en voiture,

mais je sais pas si je vais y aller.

-Et pourquoi non ?

-C'est tard, ça me paraît pas net.

-Tu vas y aller, c'est important.
-Pour qui ?

-Pour moi.
-Allez—y vous—même !

-Non, trouve un prétexte
pour la voiture. Je vais t'y conduire.

-Pourquoi je devrais vous obéir '?
Car vous êtes flic ?

-C'est ça, oui. Un sale flic !

Allez, fais pas ta tête.

-"C'est ma tête."

J'aurai quoi, en échange ?

-Rien.

-C'est pour la fille morte
que vous faites ça ?

À quoi ça sert puisqu’elle est morte ?

Ecoute-moi.

Si quelque chose te met mal à l'aise
ou t'inquiète, hésite pas à t’enfuir.

-Quel genre de chose '?
-Des choses.

-Vous m’envoyez
dans la gueule du loup, quoi.

-Je sais pas trop. J'espère que non.

-lls m'ont faire boire
et m’ont forcée à faire des choses.

Avec elle.
Toutes les deux sur le divan.

Lui m'a pas touchée.
Il se touchait en nous regardent.

Elle me faisait ce qu'il demandait
avec la bouche, la langue, les doigts.

Le travail, c’était ça, en fait.

Payé cinq billets de mille.
Et je les ai oubliés en partant.

Quelle cruche !

-Pourquoi tu t’es pas sauvée avant '?

Pourquoi ?

-Je sais pas.

Peut—être que ça me plaisait.

-Ça va ?

-Elle dort. Je lui ai prêté
une chemise de nuit.

-Je pouvais pas la laisser seule.
-T'as bien fait.

Y avait ça roulé dans sa manche.

-Tu lui rendras, elle les a pas volés.
J’éteins, tu sais.

-Oui, je sais.

-Non, demain matin.
-Oui.

-Laisse-la dormir.

-Du lait, du sucre ?
-Merci, non.

-Une bonne tartine
à la confiture de mirabelles ?

Ma sœur les apporte de chez nous.

-Non, rien, merci. Ça passerait pas.

-Désolée pour le désordre
dans la chambre.

-J'avais pas remarqué.
-Elle sert à tout sauf à dormir.

Si vous voulez rester
quelques jours...

-C'est gentil, merci.
Je suis déjà logée.

-On reçoit pas souvent.
-Vous n'avez pas eu d'enfant '?

Une fille.

-J’ai les résultats complémentaires
pour le dossier Louvière Louise.

Les conclusions sont surprenantes.
Après rupture des cervicales,

elle a succombé
à une détresse respiratoire.

Voilà pourquoi ses poumons
indiquaient une asphyxie.

On le voit ici. Rupture de l'odontoïde
et lésion du nerf phrénique

sans doute dues à une chute
survenue plus tôt

et certainement dans un autre lieu.

Avec son taux d'alcool associé
à l’opiacé dont vous m'avez parlé,

une perte d'équilibre accidentelle
n'est pas exclue.

Je vous sens tracassé, mon bon maître.

J’ai reçu aussi
les radios pulmonaires.

Vos radios.

Vous fumiez comme une cheminée,
mais pas l’ombre d'une tache.

Une aube de premier communiant !

J'aurais pu vous dire
qu'il ne vous restait plus longtemps.

Allez, pour fêter ça,
je vous invite à partager

mon canard au sang
quai dela Tournelle.

On pourrait l'arroser d’un Pommard.
-C'est aimable…

-Allez, si. Le canard est mort étouffé
et non pas saigné,

c'est là toute la subtilité.

Et ça permet d'extraire
le jus de la carcasse

jusqu'à la dernière goutte de sang
et de le lier àla sauce.

-Albert Janvier m'a dit
que t’étais ici.

Monsieur, nous pouvons procéder '?

-Oui.

-J’étais pas venue depuis un moment.
Tu m'accompagnes ?

-Bien sûr.

Elle aurait eu vingt ans, elle aussi.

Vingt ans.

-Nous allons nous marier.
-Nous avons décidé d'avancer la date.

-Pourquoi pas ? Si vous vous aimez.

Je tenais à vous revoir
pour clarifier certains points.

Concernant la présence de Louise
Louvière le soir de vos fiançailles.

-Nous vous avons déjà répondu.

-Elle a pu y venir,
mais vous, vous ne l'avez pas vue.

Elle a dû repartir seule
et faire une mauvaise rencontre.

-Oui. Un inconnu
qui lui aurait proposé un verre.

-Elle n’aurait pas fait ça.

Pas une fille comme elle.

-À croire que vous la connaissiez.

-Cette version des faits est mise
à mal par les résultats de l'autopsie.

Louise Louvière n'est pas décédée
des blessures reçues au thorax

et dans l'abdomen.

-Devons-nous subir de tels détails ?

-J’ai accepté que vous y assistiez,
mais veuillez ne pas intervenir.

Elle n'est pas morte aux Batignolles,
mais plus tôt dans la soirée,

et ailleurs.

Elle est morte

d'une rupture de cervicales,
appelé "le coup du lapin",

survenue après une chute,
peut-être accidentelle.

Le corps de la victime
a donc été déplacé, transporté,

et, ensuite seulement, frappé
d'une série de coups de couteau.

Cela revient à dire qu’on aurait
maquillé un accident en meurtre.

En principe,
c'est plutôt le contraire.

-J'ignore où vous voulez en venir.

-Moi non plus, pour tout vous dire.

Je suis dans le noir, je tâtonne.

Monsieur, vous vous seriez absenté

de la réception
pendant quelque temps,

un peu avant minuit.

-En effet, j'ai été indisposé.

-C'est—à-dire ?

-J’avais la chiasse.
Laissez—moi !

-Moi aussi, je me suis absentée.

J'ai rejoint mon fils pour voir
s'il n'avait pas eu un malaise.

Une mère est souvent inquiète.

-Vous entreteniez

avec Louise Louvière
une relation intime tous les deux.

Une relation à trois,

donc.

-Je ne comprends pas.

-lmaginons un grand appartement
square de l'Alboni

où se dérouleraient

des soirées
avec des filles naïves, influençables,

piégées par une rabatteuse.

Des soirées que la loi ne saurait
sanctionner, ni même la morale.

La mienne, du moins.

Sauf que les jeunes proies
ne sont pas toujours consentantes

et que la petite Louise,

en particulier, était mineure.

Et là, ça change tout.

-Ces supposées soirées, M. Maigret,

c’est un peu mince de les "imaginer".

-Louise Louvière

ne peut plus témoigner,
mais d'autres pourraient.

Celles qui ont précédé
et celles qui ont suivi.

Très récemment, je crois,
une certaine Betty.

-Pardon, mais pourquoi vous marier

si vous ne pouvez pas
toucher le corps d’une femme ?

-Ça suffit ! On va en rester là.

-Maître Delaunay,
avocat de la famille.

-Nous nous sommes déjà croisés.
L’affaire Lachaume.

-Bonne mémoire.
-Mauvais souvenir.

-ll faudrait donner un cadre
plus formel à vos interrogatoires

s'ils devaient se poursuivre.
-Nous y veillerons.

Madame.

Maître.

Vous êtes gauchère ?

-Oui, pourquoi cette question ?

-Chez des gens comme ça,
le mur du silence peut tenir une vie.

Ils ont tout prévu
jusqu’au moindre détail.

-Alors, quoi ? Affaire classée ?

-Non, non.
Tu tires trop vite et trop fort.

Je l'entends, ça fait "ha ha"
alors que ça doit faire "poc poc".

Tu comprends ?

Plus lentement.

Donne-moi ça.

C'est pas compliqué, t'entends ?
Poc poc.

Oh!

Savoureux !

-Poc.

-Tenez.

-Celui-là.

Marche un peu moins vite.

Plus timide.

Voilà. Pas si droite.

Comme si tu risquais de tomber.
Voilà.

Reviens vers moi.

Ne regarde pas devant toi,
baisse les yeux.

Voilà , comme ça, c’est bien.

Oui, c'est bien.

-J'ai quelque chose à vous demander.

-Dis toujours.

-Les bas de soie,
je pourrai les garder, après ?

-On verra.

Monsieur—dame.

Laissez—moi !

-C'est là qu’elle est tombée, Louise '?

-Ta femme ne s’est pas fait mal ?

-Vous devriez me parler,

vous ne croyez pas '?

-Un instant, j’y ai cru moi aussi
à votre petit simulacre.

Le retour du fantôme.
Cendrillon dans sa robe de bal.

Elle venait chercher du réconfort,
se sentir aimée peut-être.

Jeanine et Laurent ont cru
qu'elle venait marchander son silence.

Monfils l'a entraînée
vers l’escalier pour le forcer

à repartir. Elle est tombée
en arrière, la nuque brisée, morte.

J'ai trouvé Laurent prostré
auprès du corps, incapable de réagir.

Il voulait appeler la police.

-Pas vous ?

-II ne se rendait pas compte
des conséquences.

On allait lui poser
certaines questions gênantes.

-Au sujet des soirées
square de l'Alboni.

-Entre autres.

J'ai dicté à mon fils
la conduite à tenir.

Transporter le corps,
l’abandonner dans un endroit discret.

Tout de suite, sans attendre.

C’est ce que nous avons fait.

-Pas seulement.

-Non, pas seulement.

Monfils était déjà retourné
à la voiture.

II ignorait
que j’avais pris un couteau ici.

Et alors, je l’ai frappée.
-Cinq fois de suite.

-Peut-être.

-Une jeune morte. Dans quel but?

-Pour faire croire que…

On ne sait pas toujours
ce qu'on a dans la tête.

-Question de pure routine.

Où est ce couteau ?
-Au fond dela Seine. Je l'ai jeté.

-Ce qui me paraît étrange,

c'est de revenir
dans ce même lieu fêter le mariage.

Après ce qui s’est passé ici.

-II ne s’est rien passé ici, rien.
C’était un accident.

Et mon fils n'a fait que m'obéir.

C’est même lui qui a tenu
à prévenir Police—secours.

-Le meurtrier qui prévient
la police, c’est fréquent.

-C'est un meurtre,
frapper quelqu'un déjà mort ?

Demandez conseil à votre avocat.

-C'est déjà fait.

-Je m'en doutais.

-Si quelqu'un doit être jugé,
M. Maigret, c'est moi.

-Je ne juge personne, madame.

Nous allons nous revoir
pour enregistrer votre déposition.

Pour le moment,
vous pouvez rentrer chez vous.

Et les mariés, bien sûr,
devront différer leur voyage de noces.

-Sans la mort de cette fille,

ce mariage absurde
n'aurait sans doute jamais eu lieu.

-T’arrives à quelle heure ?

-ll fera nuit.

-Tes parents vont être surpris.

-Oh… Je sais pas
s'ils vont me reconnaître avec.

-Ça te va bien.
-Je pensais la garder.

En souvenir.

-T'as été parfaite.

C'est grâce à toi si j'ai...

Merci.

-Merci de quoi '?

-De rien.

De tout.

-Ça veut dire
que vous m’aimez bien ?

-Mais oui.

-Alors, ça va.

-Sois heureuse.

-Vous aussi, soyez heureux.
-Merci.

-Vous dansez, mademoiselle ?

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